du géométrique à l'organique
DU GEOMETRIQUE A L'ORGANIQUE
Nous sommes début 2021. Au point où j'en suis de ma "carrière" de sculpteur vous pouvez constater que je ne me suis pas encore réellement confronté à la sculpture de visages ou de corps ... mis à part la sculpture de mes mains que j'ai aimé sculpter de nombreuses fois ("cupidité", "mains d'après Escher", "addiction", "création", etc).
Pour lors, je n'ai approché la forme humaine qu'à trois reprises. Dans "souplesse sensuelle" les corps masculin et féminin, étroitement imbriqués sont fortement stylisés. Dans "espoir" la porteuse d'eau en buis, présente une silhouette très féminine mais sans détail. Enfin dans "eva naissante" j'ai aimé enrouler une robe fourreau sur un corps aux hanches et à la poitrine généreuses, mais le sujet principal de cette sculpture était, plutôt que la forme, la technique 2D pour représenter du 3D. Même chez Jacques, où d'autres élèves se confrontent régulièrement à cette question, j'avais jusqu'alors rechigné à me lancer, préférant les formes géométriques (hélices, courbes et surfaces gauches, etc), les évidements et la technique que de telles sculptures requièrent, enfin plus récemment des thèmes plus engagés sur les dérives de notre société libérale et consumériste.
Finalement ce sont plusieurs facteurs qui m'aident à sauter le pas, à cette période de ma carrière. D'abord la technicité acquise au fil des quinze années passées, qui me rassure, également la multiplicité des oeuvres présentant des femmes en toute posture lors des expositions auxquelles j'ai participé, aux corps plus ou moins bien réalisés, mon âge aussi sans doute, sept décennies bientôt, qui me poussent à me jeter à l'eau : je me sens prêt à aller chercher les courbures, les dépressions, les reliefs, les proportions des visages et des corps dans la matière et ainsi égaler les formes que je croise dans ces expositions. Cependant, l'élément peut-être le plus déterminant pour moi a été la découverte du livre d' U Zarins "L'anatomie pour les sculpteurs" que je vous recommande grandement. Ce livre fait comprendre ce que muscles et os, chacun jouant son rôle, apportent à la forme. Pour chaque partie du corps, ce livre donne plusieurs vues, écorchés à différents niveaux, expliquant ces rôles respectifs. Mieux, il schématise les formes humaines, en solides géométriques très utiles pour dégrossir la matière et/ou l'approcher numériquement par usinage. Pour terminer, je dois citer comme élément mobilisateur la convergence de deux points : mon attrait croissant pour les très-bas-reliefs tels ceux présents sur nos pièces de monnaie, et mon apprentissage concourant du maniement des petits racloirs courbes, qui offrent la possibilité de très légères dépressions, significatives d'une tempe ou une joue sur de tels bas-reliefs.
Et la CAO dans tout ça ? Eh bien, lors de ma première sculpture organique "abandon sensuel", c'est une dernière appréhension, comme une dernière réticence à me lancer, qui m'a fait prendre ce chemin plutôt que directement la gouge. En effet, la CAO permet aisément de créer la symétrie, partout présente dans le corps humain. Je ne me sentais pas encore totalement prêt à lâcher le "fil d'ariane" que représente la géométrie d'une pièce. Même quand celle-ci est cachée derrière le relief de la sculpture, elle est là, je la "sens" et elle "guide" mes coups de gouge dans le bois. La symétrie fait partie de cette "géométrie confortable" et j'en ai bien usé dans cette nouvelle sculpture : deux seins bien symétriques, deux hanches parfaitement équidistantes du nombril, des petites et grandes lèvres exactement axées sur le plan de symétrie du corps, les deux profils gauche et droit, reproduits en miroir l'un de l'autre, du bassin aux côtes en passant par la taille!
Je me suis quand même aperçu d'une chose en chemin, c'est que mon outil de CAO, Rhinocéros, est limité pour créer des formes organiques et humaines. Jamais confronté à cela jusqu'alors, je l'ai découvert à mes dépens en concevant cette sculpture. McNeel, le constructeur de ce logiciel vient d'ailleurs d'y remédier partiellement dans sa version 7 tout récente (Avril 21) car il y offre dorénavant, outre la modélisation par Nurbs" bien "connue", un deuxième type de modélisation dite "par Sub-D" pour arriver à mieux maîtriser dans un modèle les raccordements entre parties différentes. Ceux-ci sont partout traités en "G2" (tangence + courbure) nativement grâce aux Sub-D, et des outils permettent de passer automatiquement de la représentation Nurbs à la représentation Sub-D et vice-versa.
Mais créer une forme organique en CAO reste une difficulté, que j'ai largement vécu avec la conception d'"abandon sensuel". J'ai devant moi un large champ d'expériences à acquérir et de progrès à faire ! Dans le domaine du cinéma et des avatars numériques, de nombreux bureaux d'étude et studios de conception maîtrisent parfaitement bien la forme humaine et de nombreux exemples de réalisations très bien finies et très réalistes me donnent le cap à suivre...
Une autre réflexion sur la technique employée m'amène à dire qu'au bout du compte, sculpter de façon soustractive des formes organiques et humaines dans le bois (que ce soit en CAO ou à la gouge) est peut-être plus difficile qu'avec une méthode additive comme le modelage en terre ou en argile. C'est sans doute plus intuitif, et certainement plus aisé pour reprendre une arcade, renforcer un menton ou une hanche, modifier l'inclinaison d'une mâchoire ou épaissir une taille. Mais là aussi, je parle d'une technique que j'ai à peine effleurer jusqu'alors ... Que de progrès à faire là aussi !
Une toute dernière réflexion et j'en resterai là : j'ai beaucoup étudié les proportions avant de me lancer dans "abandon sensuel" en regardant, mesurant, comparant les proportions du corps sur les statues antiques des musées. Même dans le livre dont j'ai parlé plus haut, d'une page à l'autre, les proportions ne sont pas constantes. ... Et naïvement j'ai "découvert" que "Le" corps n'existe pas : il y a "des" corps, plus ou moins jeunes, plus ou moins musclés, plus ou moins athlétiques, plus ou moins abimés de mille façons. Sculpter le corps, c'est comme travailler sans filet, sans la forme géométrique "idéale" sous-jacente, sans la boussole qu'elle représenterait et me guiderait ...
Sors du confort de la géométrie ! A toi de jouer Jean-Claude !
postée le 2 Juin 2021